vendredi 16 décembre 2011

Histoire d'un Paysan par Erckmann-Chatrian et édité par Hetzel en 1869...

En France, au XXe siècle, nous avons eu "Stone et Charden" et "Véronique et Davina". D'autres associations de patronymes ont marqué le siècle précédent : "Erckmann-Chatrian" est de ceux là*. On connaît la mode des duos d'écrivains au XIXe siècle. Les "frères Goncourt" (Jules et Edmond) en sont les plus connus. Plus rares étaient, cependant, les auteurs qui écrivaient à quatre mains sans avoir de lien de parenté. Je me propose aujourd'hui de vous présenter un roman qui a fait la renommée de nos deux compères, auteurs à succès du Second Empire puis de la troisième République.


Erckmann-Chatrian : Un seul nom sous lequel se cachent, en fait, deux écrivains français : Émile Erckmann (1822 - 1899) et Alexandre Chatrian (1826 - 1890). Ils ont écrit ensemble un grand nombre de contes réalistes et fantastiques, de romans nationaux, d'ouvrages politiques et d'oeuvres dramatiques (L'Ami Fritz, Histoire d'un conscrit de 1813), qui forment une sorte d'épopée populaire de l'ancienne Alsace. Souvent considérés, à tort, comme alsaciens, Erckmann, le Lorrain, tient la plume, tandis que le Vosgien Chatrian place les ouvrages dans la presse et chez les éditeurs et adapte certains écrits à la scène. Le succès durable d'une association et d'une amitié de quarante ans sera cependant définitivement interrompu à la suite d'une brouille en 1887. Romanciers réalistes et populaires, Erckmann-Chatrian ont généralement été étiquetés « écrivains pour la jeunesse ». Leur œuvre abondante mérite pourtant d'être lue et découverte à tout âge. Comme pour cette épopée au titre explicite : "Histoire d'un paysan".


Il convient de préciser que le titre désigne la profession du témoin narrateur parvenu à l’âge de la vieillesse. Fils d’un misérable vannier, il a été successivement forgeron, engagé volontaire pour défendre les conquêtes de la Révolution contre les monarques européens, épicier-libraire (il n'y a pas de sot métier) et paysan. L’état de paysan constitue donc la récompense honorable d’une série d’épreuves physiques et morales endurées avant, pendant et après la Révolution de 1789. Les auteurs, édités par Hetzel dans l'ouvrage que je vous présente ici, surent exploiter la veine des romans nationaux où le peuple, bénéficiant des progrès de l’instruction, trouvait une image valorisante à son histoire douloureuse.


L'histoire d'un paysan, à première lecture, se présente d’abord comme l’histoire d’une famille pauvre mais soudée, que la grande Histoire divise inéluctablement au fil des événements, et l’on voit les partisans généreux et fidèles de la République s’opposer aux nostalgiques de l’Ancien régime, aux intrigants opportunistes, puis aux profiteurs de l’après Révolution et de l’Empire.


L’époque est rigoureusement délimitée et se décompose en quatre parties correspondant aux quatre volumes : Les États généraux de 1789, La patrie en danger en 1792, L’an I de la République en 1793, Le citoyen Bonaparte, de 1794 à 1815.


Le cadre des événements varie en fonction des déplacements du personnage principal, Michel Bastien, qui se déplace essentiellement à pied. Nous passons du village lorrain de son enfance à la ville de Nancy, puis dans tous les lieux de bataille où le narrateur est appelé à défendre les droits du peuple. La troisième partie se déroule essentiellement en Vendée. On remarquera cependant que "l’Auberge des trois pigeons "du village, joue un rôle prépondérant : on s’y retrouve pour échanger des nouvelles, s’affronter, réfléchir et prendre conscience du monde nouveau qui se met en place. La ville de Paris où se joue le sort de la nation apparaît dans les longues lettres du député Chauvel et de sa fille Marguerite, autres personnages incontournables du roman.


Autour de Michel Bastien, gravitent les parents, les frères et sœurs et les amis. Très rapidement se dégagent les partisans de l’Ancien régime, vouant une confiance aveugle en Dieu et en son représentant - le Roi - considéré comme le père du peuple. Cette confiance les conduit à refuser tout désir d’instruction propice à l’observation et au développement du raisonnement. On rangera dans cette catégorie la mère de Michel, Valentin ouvrier forgeron, et le père Bénédic, frère quêteur. Michel leur résiste, encouragé par son parrain, le forgeron Maître Jean, le colporteur calviniste Chauvel, sa fille Marguerite et le curé Christophe. Représentant du bas clergé, compatissant aux misères du peuple, le curé Christophe estime en effet que la Révolution est conforme aux paroles du Christ et il affirme : Depuis 1700 ans, les droits de l’homme étaient prescrits par Notre Seigneur. Il avait dit : "Aimez-vous les uns, les autres car vous êtes frères, vendez vos biens pour me suivre et donnez l’argent aux pauvres".


Nicolas, frère de Michel Bastien, illustre le traître sans scrupules, reniant famille et patrie pour se couvrir de gloire et s’enrichir. Il devient même voleur. Lisbeth, l’une des sœurs, suit un itinéraire plus ou moins louche pour se ranger parmi les parvenus mais demeure fidèle aux siens. Sôme, le vieux soldat, manifeste un courage inébranlable dans les pires épreuves. Les personnages politiques de cette époque agitée sont évoqués ponctuellement afin de suivre l’évolution d’une fresque historique sur laquelle se détache un destin individuel.


Le point de vue interne du narrateur témoin se maintient tout au long du roman et l'ouvrage se lit facilement. Parmi les thèmes abordés, quelques lignes de force se dégagent. Michel Bastien, homme du peuple ne cesse de conquérir sa dignité et d’avancer – au sens propre puisqu’il marche beaucoup, moyen de locomotion réservé aux pauvres et préconisé par Rousseau en son temps – et au sens figuré : il apprend, il comprend et progresse vers la sagesse. Michel lit beaucoup : l’Encyclopédie de Diderot et les journaux en particulier. Son courage moral reste inébranlable : il défend sa patrie, lutte contre l’injustice sociale et les privilèges indus, protège ses proches et ses amis. Pour atteindre l’idéal qu’il s’est proposé, il ne cesse de revendiquer le droit à l’instruction du peuple dont le labeur doit être récompensé ; Devenu commerçant, il découvre qu’une économie saine contribue au bonheur d’un pays tout en distinguant la bourgeoisie honnête et laborieuse de la bourgeoisie dorée.


Au-delà de l’évocation de la Révolution de 1789, l’Histoire d’un paysan, reste l’expression de l’homme révolté qui se dresse contre tout ce qui l’écrase pour affirmer sa dignité d’être humain conscient et lucide. Marguerite, petite femme vaillante et organisée, affronte l’intolérance religieuse et la brutalité des ignorants. Dans une lettre adressée à Michel, c’est elle, à peine âgée de 18 ans, qui souligne les dangers de la corruption guettant tout élu tenté de confondre pouvoir et représentation : "Pour moi, cela vaut au moins deux ans avec sursis ! " précise t-elle**. J'ai déjà vu ça quelque part, il n'y a pas longtemps ;-)) Pierre

* On a vu des accroches plus pertinentes…
** A moins que ce ne soit dans un autre roman !


ERCKMANN-CHATRIAN. Histoire d'un paysan. Illustré par Theophile Schuler, gravures par Pannemaker. Paris Hetzel 1869. Reliure demi-chagrin rouge, dos à quatre nerfs ornés de caissons à motifs et de pièce de titre en lettres dorées, plats de percaline rouge estampée de filets. Papier de garde moirée blanche. Toutes tranches dorées. 1vol. in-4 divisé en quatre chapitres. (2 ff blancs) + III + 112 pp, 112pp, 128 pp et 112pp, (2 ff blancs) Nombreuses illustrations. Texte sur deux colonnes encadré d'un filet noir. Très peu de rousseurs. Bel état. Vendu

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce fameux couple d'écrivains était t'il gay ? Et qu'a fait ou plutôt écrit Erckmann seul pendant 9 ans après le décés de Chatrian ? Rien semble t-il.

Pierre a dit…

Il n'y avait pas encore de gay, à l'époque, je crois ? Quand à Erckmann, je n'ai aucune idée de ce qu'il a pu faire après sa séparation d'avec Chatrian. Rien, peut-être ? Simplement lire les livres de sa bibliothèque auprès d'un feu qui crépite, un chien fidèle à ses pieds et un verre de Gerwürstraminer vendanges tardives au creux d'une main. Il m'arrive de penser que c'est enviable ;-)) Pierre

Anonyme a dit…

D'après ce qu'on en sait Erckmann préférait le kirsch.
On aurait aimé en savoir plus sur cette brouille, ce "différend politique et financier" qui détruisit d'un geste quarante ans d'amitié fructueuse.
Je ne crois pas savoir que d'autres écrivains aient raconté la vie d'un Marie-Louise vue par les yeux du conscrit lui-même, sans dévier vers une grandiloquence impériale.
Une fois de plus on a pu constater à cette époque de régence que quand un pays tombe de lance en quenouille c'est signe que sa fin approche...

Jean-Michel

pascalmarty a dit…

Saperlipopette ! J'ai beau savoir qu'Erckmann-Chatrian étaient deux, je l'oublie à tous les coups. Faut dire qu'à part L'ami Fritz il y a longtemps, je n'ai rien lu de lui…
Ceci dit, à en croire Pierre il n'y en avait qu'un qui écrivait. On peut donc d'autant moins dire qu'ils écrivaient à quatre mains qu'à l'époque on n'écrivait encore qu'avec une seule (alors qu'aujourd'hui on utilise entre un et huit doigts, en fonction de notre habileté).