Absent pour cause de pêche à la ligne, j'ai demandé à une excellente amie de nous parler de l’histoire extraordinaire de l’atelier de François-Louis Schmied, imprimeur, graveur, éditeur, relieur et bibliophile du début du 20eme siècle. Je m'efface. Philippe Gandillet
C’est en me promenant dans la merveilleuse Bibliothèque Wittockiana à Bruxelles que j’ai été victime d’un coup de foudre. A l’instant où mes yeux se posaient sur « lui », je sentis que j’étais frappée au cœur, irrémédiablement et pour toujours. Et avec Phèdre j’aurais pu déclamer
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler. »
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler. »
Mais qui est ce « lui » ? : Un livre, vous l’aurez deviné. Mais pas n’importe lequel. Il s’agit en effet d’un livre relié et décoré par François-Louis Schmied et Jean Dunand : Daphné d’Alfred de Vigny. Reliure en maroquin brun, sur les plats et le dos muet, décor mosaïqué de pièces de maroquin orange, marron, noir, beige et bordeaux. Sur le premier plat, incrustation d’une grande laque figurant une colonne antique faite de fragments de coquille d’œuf.
A partir de ce jour, je n’ai eu de cesse de savoir qui était le génial créateur de l’objet de ma passion. C’est ce que je vous invite à découvrir ici :
La Formation : Né en 1873 à Genève, François-Louis Schmied dessine et peint dès son plus jeune âge. Il entre à l’Ecole des Arts Industriels de Genève à l’âge de 17 ans et y rencontre Jean Dunand, élève en sculpture. Tous deux deviennent des amis inséparables et travailleront ensemble jusqu’à la fin de leur vie. Après un passage à l’Ecole des Beaux-arts de Genève, François-Louis Schmied quitte la Suisse et part s’installer à Paris. De ses longs moments passés à la bibliothèque municipale de Genève lui vient son goût pour les livres anciens, il y découvre notamment les éditions lyonnaises du XVIème siècle, les livres d’heures et les manuscrits de la Renaissance italienne.
Les débuts à Paris : Agé de 22 ans, François-Louis arrive à Paris en 1895 pour y vivre de son art, Jean Dunand le rejoint peu après. Les deux amis partagent tout : le toit, le couvert et le travail. Les débuts sont très difficiles : Ils gagnent très modestement leur vie avec des travaux « alimentaires » mais ne cessent pas pour autant de créer : gravures sur bois et estampes pour François-Louis Schmied, métal et laque pour Jean Dunand. En 1899, bien décidés à s’imposer sur la scène artistique française, François-Louis Schmied et ses amis fondent l’Association des Artistes Suisses de Paris. Dès ses premières expositions, François-Louis Schmied se fait remarquer par la qualité de ses œuvres. La finesse et l’habileté technique de ses gravures sur bois le propulsent tout de suite au premier rang des graveurs de son époque.
François-Louis Schmied, un maître de l’estampe : Soutenu financièrement par des gens qui croient en lui, François-Louis Schmied peut installer un atelier avec une presse et du matériel d’imprimerie. Des cours du soir à l’école Estienne lui permettent d’acquérir les bases de l’imprimerie. Dès 1907, il tire lui-même ses estampes et commence à produire des bois gravés de grand format avec des juxtapositions de couleurs et des compositions audacieuses.
L’épopée du Livre de la Jungle : En 1910, Paul Jouve, artiste que connait bien François-Louis Schmied est commandité par la société de bibliophilie Le Livre Contemporain pour illustrer Le livre de la Jungle. S’y connaissant peu en gravure sur bois, il se tourne vers Schmied et lui demande de réaliser 90 illustrations en couleur. Schmied va investir toute son énergie créatrice à ce projet. Deux presses à bras sont spécialement installées dans un atelier du XIVème arrondissement de Paris, près de 1.000 blocs de bois sont gravés…Mais la Guerre impose de suspendre le travail (François-Louis Schmied, engagé aux côtés des français perd un œil dans une bataille de tranchées dès les premiers jours de guerre), les feuilles déjà tirées sont mises à l’abri en province. Finalement ce ne sera qu’en 1918 que le livre est achevé. C’est un chef d’œuvre, l’une des plus habiles et riches productions de l’édition de l’époque .C’est cette expérience réussie qui décide François-Louis Schmied à devenir son propre éditeur et à concevoir désormais les livres dans leur intégralité : illustration, gravure, impression, reliure, décor. Il ambitionne de créer les plus beaux livres de tous les temps et il parviendra à hisser ses créations au sommet. En effet, le nom de son atelier évoque à lui seul aujourd’hui une œuvre incomparable qui comprend les livres les plus luxueux et les plus typiquement art-déco des années 20.
L’âge d’or de l’atelier : Les années 20 marquent l’âge d’or de l’atelier de François-Louis Schmied véritable temple du livre où toutes les compétences artistiques de François-Louis vont s’épanouir. Une équipe de 4 graveurs sur bois travaille sous la supervision de Théo Schmied, le fils de François-Louis qui a suivi les cours de l’école Estiennne et qui collabore avec son père depuis son adolescence. L’atelier de l’ami fidèle Jean Dunand est situé juste à côté et les deux artistes travaillent étroitement sur la plupart des projets. Des années 20 à 30, quelques livres qui sont de véritables trésors vont sortir de l’atelier. Citons en quelques uns :
- Daphné, premier grand livre de François-Louis Schmied où l’osmose entre la typographie et l’illustration est portée à son plus haut point. Des bandeaux ornés d’or et d’argent évoluent de page en page, des lettrines rythment les chapitres et attirent le regard, la typographie parfois démesurée exprime la passion avec une intensité dramatique…Deux années sont nécessaires pour achever cet ouvrage qui renouvelle totalement la conception classique du livre, où chaque page est conçue comme une création en elle-même.
- Le cantique des cantiques. La division de l’œuvre en strophes incite François-Louis Schmied à réaliser une illustration page par page, avec 80 compositions gravées et imprimées sur fond or.
Ayant noué des liens d’amitié avec Joseph-Charles Madrus, traducteur des Mille et une nuits, François-Louis Schmied collabore avec lui pour plusieurs ouvrages de thème oriental où il peut donner toute la mesure de son art:
- La princesse Boudour , Là aussi 2 années de travail sont nécessaires pour un livre dont les 390 vignettes, toutes de couleurs différentes, s’unissent intimement au texte et dont les illustrations sont colorées à la main dans l’atelier de laquage de Jean Dunand. Le livre est tiré à seulement 20 exemplaires, ce qui en fait un ouvrage extrêmement rare et très recherché encore par les bibliophiles d’aujourd’hui.
- L’histoire charmante de l’adolescente sucre d’amour avec 649 bois gravés. Le texte vit autour des gravures, le trait du dessin est très libre.
- Ruth et Booz , livre baigné de lumière orientale où l’illustration et la typographique forment un tout homogène. Les illustrations se suivent un peu à la manière d’une bande dessinée, les motifs géométriques fournissent mouvement et vibrations (trois années de travail)
- Le Paradis musulman (5 ans de travail). L’illustration de la page de titre a nécessité à elle seule 35 bois gravés et a demandé 2 mois de travail !
- Le livre de la vérité de parole : les variations géométriques scandent le livre, le motif cartouche sert le texte, les 12 chapitres s’ouvrent par des portes. Trois années sont nécessaires pour achever ce livre.
En 1927, alors qu’il vient d’être décoré de la Légion d’honneur, François-Louis Schmied expose ses œuvres à New-York et y remporte un vif succès. Son talent est très apprécié outre-Atlantique les belles ventes réalisées auprès de collectionneurs américains lui permettent de s’offrir une goélette dont il confie l’aménagement intérieur à Jean Dunand. D’une croisière en méditerranée sur ce magnifique bateau dont la proue est sculptée en laque et la voile peinte de compositions géométriques oranges et noires, il rapporte des photos, aquarelles et impressions qui deviendront plus tard un livre original, composé sur deux colonnes et ajouré d’illustrations verticales ou carrées. Philanthrope, Schmied crée Les Editions du Bélier sous la direction de son fils Théo, pour soutenir et éditer de jeunes artistes. Malheureusement, faute de moyens, cette société devra cesser son activité après avoir publié seulement 4 livres. Son activité créatrice dépasse l’univers du livre puisqu’il crée des décors de théâtre et d’intérieurs, il conçoit des tapisseries pour La Manufacture des Gobelins, il s’entoure d’artistes, illustrateurs de mode, couturiers, sculpteurs. Un de ses amis les plus proches est Louis Barthou, académicien et plusieurs fois ministre, bibliophile reconnu.
Le déclin de l’atelier et l’exil : La crise financière américaine de 1929 fait ressentir ses effets en France vers 1931-1932. La clientèle de Schmied est directement et profondément affectée par la récession, la valeur du livre baisse, et l’univers de l’artiste s’écroule rapidement. Il tente de racheter ses éditions mais perd tout très vite. François-Louis Schmied est contraint de fermer son atelier où seul Théo continue à travailler. En 1934, François-Louis Schmied part pour une croisière au Maroc où il est payé pour dessiner des publicités pour la compagnie de navigation. Dans l’incapacité d’éditer des livres il se consacre à la peinture. Son fils Théo traduira en gravures les peintures de son père et fait paraître un album de 30 planches en 1938. Il tente en 1941 de faire éditer par Gallimard un autre travail de son père sur Vol de Nuit de Saint-Exupéry mais faute de moyens le projet ne peut aboutir. En 1941, François-Louis Schmied qui est déjà malade, s’éteint à Tahanaout. Un an plus tard son équipier et ami fidèle Jean Dunand meurt à l’âge de 65 ans.
Théo Schmied le successeur : Associé dès son adolescence aux travaux de son père, Théo Schmied monte un atelier à Montrouge avec son épouse et achève les livres commencés avant la mort de son père. Après la guerre, Florence et Théo Schmied se consacrent à l’édition de livres pour enfants pour lesquels Théo illustre, grave et compose les textes. Dans les années 50, il est soutenu par quelques grands libraires et des sociétés de bibliophiles et son atelier produit de très beaux ouvrages. C’est l’époque où les livres d’artistes commencent à voir le jour, et ses rencontres et collaborations avec Matisse, Laurens ou Lapicque donnent naissance à des livres publiées avec ces artistes. Théo met alors sa carrière d’architecte du livre en veille. Son atelier tire et grave les œuvres des artistes. Parallèlement, Théo et sa femme enseignent la gravure sur bois et la typographie. A la fin de sa vie il se tourne vers la peinture, comme son père l’avait fait. Il meurt en 1985.
L’atelier Schmied a été actif durant 80 années. Cependant son nom évoque surtout la période de l’entre-deux-guerres, âge d’or de la bibliophilie française. François-Louis Schmied est allé au bout de son rêve, celui de créer les plus beaux livres de son temps. Aimée
11 commentaires:
Ce billet est plus qu'un article ; c'est une référence, maintenant ! Merci à Aimée pour la bienveillance qu'elle accorde à notre boutiquier de province. Ph Gandillet
Merci Aimée,, de raconter l'histoire de cette famille liée au livre et de montrer avec clarté, les différents liens entre les acteurs de la conception d'un livre. ici Schmied, porteur de cette oeuvre incroyable, étant une personne exceptionnelle pour avoir été au bout de ses rêves.
C'est aujourd'hui une aventure quasi impossible parce que tout est malheureusement, souvent ramené à la seule valeur vénale des choses, diminuée de la qualité souvent, absente.
Bien à vous
Sandrine.
les livres de Schmied font rèver... mais il est possible, pour quelques euros, d'acquérir un petit quelque chose : il a collaboré à un numéro de Noël de l'Illustration.
A signaler aussi le très beau livre sur Schmied, publié par les universités de Genève et Lausanne, dont la couverture illustre cet article. Il contient beaucoup d'illustrations, et donne la bibliographie du père et du fils.
Je cours rechercher le fameux N° dans mon stock d'Illustrations ! Pierre
Vous pêchez donc Philippe ?! Vous pêchez par excès ou bien par défaut ? ...
Sinon, superbe billet documenté.
A livre d'artiste, prix d'artiste ! Ou quand le livre rejoint les bancs dorés de l'art de la peinture et de l'art décoratif. Un autre monde au final que celui du simple livre. Fait rêver... ou pas.
B.
On voit peu Aimée sévir sur ce blog, ses apparitions sont toujours timides et discrètes, mais je sais qu'elle lit tout, de loin...
Par contre, quand elle intervient, elle intervient ! c'est de la grande classe...
"Plaire et instruire" comme a dit Molière. Voici ce que cet article m' évoque. Bravo Aimée.
Léa, 16 ans, en classe de Seconde
Je reviens... pour remercier Pierre et Philippe ;-)) qui, très chevaleresquement, font intervenir régulièrement d'autres interlocuteurs, pour notre plus grand plaisir.
Je suis le grand bénéficiaire des articles provenant d'amis ou de membres d'honneur, Nadia. Souvent, ces billets sont bien plus complets que les miens !
Je suis, par ailleurs, très sensible à la confiance que m'accordent les contributeurs. Je renouvelle ici le message que j'ai fait passer hier sous forme d'un copier-coller :
Je sais que je suis un peu jeune dans ce métier pour me poser en fédérateur mais si des librairies physiques de province veulent présenter leur boutique, les orientations de leur activité, exposer leurs attentes et même leurs inquiétudes, je serais heureux de pouvoir leur donner la parole sur ce blog. Ils peuvent me contacter sur mon mail Pierre
Merci, Léa, pour le compliment fait à Aimée. Pierre
Oui, bel article, je souscris à l'enthousiasme général, merci Aimée.
J'aurais envoie d'ajouter: Phèdre, à repasser !
Textor
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