lundi 20 septembre 2010

Causerie du lundi de Philippe Gandillet : Des "Naufragés volontaires " chez le célèbre bibliophile Jean Florus…


Chers lecteurs du lundi,

Des amis bibliophiles m'envoient le récit de leur visite chez un grand amateur de livres anciens. Je ne fais que retranscrire cette anecdote comme elle leur est arrivée et vous demande de m'aider à résoudre le petit problème auquel ils sont confrontés. Votre dévoué. Philippe Gandillet


En cet an de grâce, dixième du présent millénaire, le Docteur Raphael et moi-même avons eu la chance inespérée d'être admis chez le grand et célèbre bibliophile Jean Florus du Bidasse ; chance dont peu d'amateurs peuvent se féliciter, le vieil et honorable chimiste faisant preuve d'une jalousie extrême à l'égard de ses collections qu'il entoure d'un soin tout particulier. Cette visite avait été motivée par l'information, qui avait circulé sous le manteau, de la découverte inattendue d'une très rare curiosité bibliophilique.


La demeure de l'esthète est une petite maison provinciale, entourée d'une minime parcelle de terrain où croissent les simples du jardin de Walhafrid Strabon. On y reconnaît des carrés d'aigremoine, fenouil, marrube et menthe pouliot. Il y fleurit également de curieux ornements parmi lesquels on peut reconnaître les décors en volute des grilles de grandes propriétés qui autrefois témoignaient dans le voisinage de la richesse de la grande bourgeoisie, que Jean Florus recueillait après leur décadence chez les dépeceurs et qui, en se transformant lentement en rouilles orangées, achevaient leur existence.

C'est Jean Florus lui-même qui entr'ouvrit le portail et nous laissa pénétrer dans le sanctuaire. Il nous conduisit dans un salon aux lourdes tentures de vieux velours d'Utrecht et nous fit asseoir dans de confortables fauteuils au cuir patiné ; mais de livres point !


Madame Poilvache sa camériste, cuisinière et bonne à la fois, nous servit, dans de splendides mazagrans des célèbres Verreries de Braine-le-Comte, un délicieux hypocras qu'elle préparait elle-même suivant une recette établie par du Bidasse et inspirée d'un fragment de codex antique emprunté au contreplat d’un vieux vélin couleur d’os ; il était composé d'épices et d'aromates rares, infusés dans un vieux malvoisie du Pays d'Oc.

On nous avait mis en garde de ne pas troubler le cérémonial car si, par mégarde, nous eussions fait allusion aux livres au cours de ces préliminaires, l'original collectionneur se serait irrémédiablement, dans sa coquille, renfermé. Après quelques phrases banales sur le temps pluvieux, les saisons qui n'en sont plus, la rareté et la cherté des marchandises non sophistiquées, tout en évitant soigneusement quelqu'allusion à la politique qu'il avait en horreur, nous fûmes finalement introduits dans le Saint des Saints. Une première pièce abritait les collections d'instruments philosophiques, microscopes en cuivre aux reflets d'or, balances dans leur prison de verre et d'acajou, cornues, alambics et autres appareils témoins d'une époque révolue ; mais de livres point !


Bien qu'un peu déçus et légèrement agacés nous admirions en silence ces merveilles encombrantes et attendions religieusement d'en arriver à ce pourquoi nous étions là.

Nous atteignîmes finalement la bibliothèque. Les fenêtres étaient garnies de superbes vitraux aux rouges profonds, aux bleus chartrains, aux verts Véronèse qui filtraient les rayons délétères, cependant que les volets partiellement baissés contribuaient à assurer dans la pièce une pénombre salutaire. La maison étant dotée d'un chauffage central, nous fûmes intrigués par la présence d'un meuble incongru, une cuisinière façon Landru dont nous apprîmes plus tard qu'elle servait occasionnellement à ardoir les livres incomplets que le collectionneur avait parfois la faiblesse coupable d’introduire dans son cabinet, mais que par des sursauts brutaux de lucidité cathartique il consumait en holocauste, les narines dilatées par les vapeurs parcheminées.


Notre hôte alluma un petit fumignon de pétrole, refusant toute intrusion de lumière wolframique. Les étagères en bois noirci fabriquées à partir de matériaux de récupération, anciennes palettes, caisses à vin et panneaux divers, apparurent. Elles ne pouvaient certes laisser présager les richesses dont elles étaient les très humbles supports et ne montraient pas, dans une ostentation de mauvais aloi, des plats armoriés de vieilles familles guillotinées, dont l'outrageuse rutilance eusse obligé les contemplateurs à porter des conserves teintées ; les livres devaient se faire désirer.

Après nous avoir montré des Livres d'heures aux miniatures et enluminures somptueuses, des incunables couverts de peau de truie estampée et illustrés de bois savoureux taillés par les grands artistes, après nous avoir dévoilé les manuscrits académiques du XVIIe siècle illustrés de dessins à la plume et aux aquarelles, aux pages tapissées d’un latin si contracté qu’il en rendait la lecture larmoyante, du Bidasse, avec des gestes d'exorciste gantés de coton du Nil, nous dévoila la merveille d'entre les merveilles, digne de figurer dans le catalogue du Comte Fortsas. Il s'agissait d'une acquisition récente qu'il avait faite chez un petit libraire d'occasion, voisin du pharmacien Jambers : Des exemplaires des deux éditions originales du "Naufragé volontaire" comportant chacun un envoi autographe de l'auteur Alain Bombard.

Toute sa vie, il prouva que l'on pouvait survivre
sans boire une seule goutte d'eau douce...

Hérésie, paradoxe, incongruité, penserez-vous, il ne saurait y avoir deux éditions originales ! Et pourtant la particularité, peut-être unique, est bien là devant nos yeux incrédules, les deux textes sont rigoureusement identiques, les mentions d'impression du 21 avril 1953, mais les couvertures sont différentes, l'une est en bichromie et l'autre en couleur. Redoutant le couteau sacrilège du relieur, on s'était contenté de les abriter dans des coffrets de conservation qu'un fin façonnier avait réalisé en galuchat pour honorer la mémoire de l’aventurier marin.

Il dédicaçait ses livres mais on sait moins
qu'il dédicaçait aussi ses canots éponymes...

Après nous être longuement extasiés, Jean Florus nous avoua que malgré ses recherches approfondies, il n'était pas parvenu à percer le mystère qui enveloppait cette curieuse trouvaille. C'est avec reconnaissance qu'il accepta que nous soumettions le problème à l’académicien Philippe Gandillet ainsi qu’à ses relais très érudits, bloggeurs tarascophiles, qui nous n'en doutons pas, sauront nous éclairer.

Les photos, prises dans de mauvaises conditions d'éclairage, aideront à résoudre l'affaire. René de Bike et le Docteur Raphaël.


Rappel des faits : Le 20 octobre 1952, le médecin-navigateur Alain Bombard part de Las Palmas (Canaries) a bord d'un canot pneumatique qu'il a baptisé l'Hérétique, sans eau ni nourriture. Il arrivera deux mois plus tard à La Barbade (Caraïbe). Il prouvera ainsi qu'il est possible à un naufragé de survivre sans autres ressources que l'eau de mer et le plancton. Avec son récit "Naufragé volontaire", publié en 1958, il acquerra une renommée mondiale. Son profil de sénateur débonnaire reste encore dans nos mémoires. Par contre, on a complètement oublié (et ce n'est peut-être pas plus mal) qu'il fut ministre dans le 1er gouvernement socialiste de 1981 ;-))

7 commentaires:

calamar a dit…

non, on n'a pas tous oublié !
par ailleurs, la bibliothèque en caisses de vin, ça me rappelle celle d'un certain Eric...

Anonyme a dit…

Comme nos deux reporters, je bée devant cette trouvaille bibliophilique. Je dois avoir un exemplaire chez moi de la même édition et avec un autographe...

Sera t-il également différent ? Philippe Gandillet.

Nadia a dit…

Je ne retiendrai qu'un mot dans tout ça, fût-il synonyme d'ivrognerie, mais j'assume : HYPOCRAS.
Mon dieu ! quel bonheur pour les narines d'abord, pour les papilles, pour tout ce qui vient après, pour ces arômes qui restent en bouche, ce maelström d'effluves puissantes qui vous transporte au 7ème ciel... et qui m'a fait sauter sur ma chaise de bureau quand je me suis aperçue que notre cher académicien le citait aujourd'hui.

J'ai découvert cette divine boisson ce printemps, à Carcassonne, et depuis, j'en fabrique, religieusement et amoureusement... si, si, je suis arrivée à un dosage presque aussi parfait que celui que j'ai goûté pour la première fois.

Pierre a dit…

Il faudra nous en donner la recette !

L'équipe rédactionnelle complète du blogue vous permet de faire des essais sans modération pour faire honneur à la réputation du vignoble bordelais ;-)) Pierre

Anonyme a dit…

Il avait à bord une petite bibliothèque. Le Rabelais n'est pas revenu, sacrifié pour cause...torcheculative. J'aurais bien récupéré l'Eschyle.



Raphael

Pierre a dit…

Par certains côtés, Bombard avait un profil rabelaisien. Charité bien ordonnée commençant par ses amis et il n'est pas choquant que Gargantua ait pu être sacrifié sur l'autel de la bombance...

Le concept du livre à usage domestique a t-il été envisagé un jour ? Pierre

Anonyme a dit…

Le célèbre détective espagnol et bon vivant Pepe Carvalho, héros des romans de l'écrivain Manuel Vázquez Montalbán, aimait allumer sa cheminée avec des livres :

"« Près de la cheminée il déchira les livres avec un calme et une habileté d'expert, il disposa les feuilles démantelées en petit tas sur lequel il plaça des branches sèches et par-dessus le tout des troncs plus résistants. Le feu jaillit irrépressible et la culture imprimée brûla accomplissant sa mission : nourrir des feux plus réels »(La solitude du manager).

Raphael