Les éditions de
Paul et Virginie ne se comptent plus,
c’est le best-seller de l’époque. Parmi ces éditions, la plus fameuse est
l’édition Curmer de 1838. Il s’agit d’une édition destinée à un large public.
Son tirage a atteint les 10 000 exemplaires… Mais avant celle-ci, une
édition
luxueuse avait été éditée par Didot, en 1806. Cette édition est l’inverse de
l’édition Curmer, à beaucoup de points de vue : peu d’illustrations, grand
format, tirage plus limité, prix plus élevé. Certaines gravures de cette
édition sont célèbres, principalement la fameuse gravure du Naufrage de
Virginie, par Prudhon. Mais cette célébrité a l’inconvénient de masquer les
autres gravures, qui ne sont pourtant pas sans intérêt. Ces gravures étant en
nombre réduit, il est facile de les publier intégralement. Dans cette édition,
le roman a été précédé d’un préambule, par Bernardin de Saint-Pierre, préambule
très bavard (68 pages !) mais qui a le mérite de revenir sur la création des
gravures, et sur certains détails matériels de l’édition, qui ne sont pas sans
intérêt.
« Voici l’édition in-4° de Paul et Virginie que j’ai proposée par
souscription. Elle a été imprimée chez P. Didot l’aîné, sur papier vélin
d’Essonnes. Je l’ai enrichie de six planches dessinées et gravées par les plus
grands maîtres, et j’y ai mis en tête mon portrait, que mes amis me demandaient
depuis longtemps (sic).Les figures de cette édition sont au nombre de sept.
J’en ai donné les programmes. La première, qui est au frontispice, est mon
portrait. Les six autres sont tirées de Paul et Virginie, et représentent les
principales époques de leur vie, depuis leur naissance jusqu’à leur mort. Mon portrait est tiré d’après moi, à mon âge actuel de soixante-sept ans. Je
l’ai fait dessiner et graver sur les demandes réitérées de mes amis. On y lit
mon nom au bas en caractères romains, avec les simples initiales de mes deux
premiers prénoms : J-H Bernardin de Saint-Pierre. [...]. Ce portrait, avec ses accessoires, a été dessiné
au crayon noir par M. Lafitte, qui a remporté à l’Académie de peinture de Paris
le grand prix de Rome, au commencement de notre révolution. On a de lui
plusieurs ouvrages très estimés, entre autres un gladiateur expirant. Personne
ne dessine avec plus de promptitude et d’exactitude. M. Ribault, élève de M.
Ingouf, a gravé ce dessin, tout au burin, avec une fidélité qui rivalise celle
du crayon de l’original. Il ne manque à ce jeune homme qu’une célébrité dont
ses talents me paraissent bien dignes.
Le premier sujet de la pastorale a pour titre, Enfance de Paul et Virginie. On
lit au-dessous ces paroles du texte, Déjà leurs mères parlaient de leur mariage
sur leurs berceaux. Madame de la Tour et Marguerite les tiennent sur leurs
genoux, où ils se caressent mutuellement […]. Ce paysage, ainsi que ses
personnages remplis de suavité, est de M. Lafitte, qui a dessiné mon portrait.
Il a été d’abord gravé à l’eau-forte par M. Dussault, qui excelle en ce genre
de préparation, et gravé ensuite au burin relevé de pointillé par M. Bourgeois
de la Richardière, jeune artiste qui, après avoir quitté ses premières études
pour obéir à la voix de la patrie qui l’appelait aux armées, les a reprises
avec une nouvelle vigueur […]. J’ai dit que trois artistes, en comptant le
dessinateur, avaient concouru à exécuter le sujet de cette première planche ;
il y en a dans la suite où quatre et même plus ont mis la main. C’est un usage
assez généralement adopté aujourd’hui par les graveurs les plus distingués. Ils
prétendent qu’un sujet en est mieux traité lorsque ses diverses parties sont
exécutées par divers artistes dont chacun excelle dans son genre. Ainsi
l’entrepreneur en donne d’abord le sujet, et en fait faire le dessin ; il le
livre ensuite à un graveur, qui en fait exécuter tour à tour l’eau-forte, le
paysage, les figures, et met le tout en harmonie. Après quoi un graveur en
lettres y met l’inscription […].
La seconde planche a pour sujet Paul traversant un torrent, en portant Virginie
sur ses épaules. Il a pour titre, Passage du torrent, et pour inscription ces
paroles du texte, N’aie pas peur, je me sens bien fort avec toi […]. On
trouvera peut-être que ces deux charmantes figures sont un peu fortes,
comparées avec quelques-unes de celles qui les suivent ; mais on doit
considérer qu’elles sont plus rapprochées de l’oeil du spectateur. Qui ne
voudrait voir la beauté de leurs proportions encore plus développées ? […]. Je dois le beau dessin de M. Girodet à son
amitié. Il m’en a fait présent […]. Le paysage de mon dessin a été gravé à
l’eau-forte par M. Dussault, dont j’ai déjà parlé ; et le groupe des deux
figures l’a été au pointillé et au burin par M. Roger, qui excelle dans ce
genre. Il a bien voulu suspendre ses nombreux travaux pour s’occuper de
celui-ci, si digne du burin d’un grand maître.
La troisième planche représente l’arrivée de M. de la Bourdonnais. Elle porte
au titre, Arrivée de M. de la Bourdonnais ; et pour inscription, Voilà ce qui
est destiné aux préparatifs du voyage de mademoiselle votre fille, de la part
de sa tante. Cet illustre fondateur de la colonie française de l’Île de France
arrive dans la cabane de madame de la Tour, où les deux familles sont rassemblées
à l’heure du déjeuner […]. J’observerai ici que la figure de M. de la
Bourdonnais a le mérite particulier d’être ressemblante. Elle a été dessinée et
retouchée d’après la gravure qui est à la tête des Mémoires de sa vie. Le
dessin original de cette gravure a été fait par M. Gérard : on reconnaît dans
cette composition la touche et le caractère de l’école de Rome où il est né.
Mais ce qui m’intéresse encore davantage, je la dois à son amitié, ainsi que je
dois la précédente à celle de son ami M. Girodet ; il a désiré concourir avec
lui en talents et en témoignages de son estime à la beauté de mon édition. Ce
dessin a été gravé à l’eau-forte, au burin, et au pointillé par M. Mécou, élève
et ami de M. Roger, qui, n’ayant pu s’en charger lui-même, à cause de deux
autres dessins qu’il gravait pour moi, n’a trouvé personne plus digne de sa
confiance et de la mienne que M. Mécou, dont les talents sont déjà célèbres par
plusieurs charmants sujets du Musée Impérial, très connus du public, entre
autres par la jeune femme qui pare sa négresse.
La quatrième planche représente la séparation de Paul et de Virginie ; on y lit
pour titre, Adieux de Paul et de Virginie ; et pour épigraphe, ces paroles du
texte, Je pars avec elle, rien ne pourra m’en détacher […]. Cette scène
déchirante a été dessinée par M. Moreau le jeune, si connu par ses belles et nombreuses
compositions qui enrichissent la gravure depuis longtemps : il composa en 1788
les quatre sujets de ma petite édition in-18. On peut voir en leur comparant
celui-ci que l’âge joint à un travail assidu perfectionne le goût des artistes.
Celui que M. Moreau m’a fourni est d’une chaleur et d’une harmonie qui
surpassent peut-être tout ce qu’il a fait de plus beau dans ce genre. Mais
l’estime que je porte à ses talents m’engage à le prévenir que l’usage qu’il
fait de la sépia dans ses dessins est peu favorable à leur durée […]. Les artistes ont trouvé le moyen d’en faire usage
dans les lavis ; ils en tirent des tons plus chauds et plus vaporeux que ceux
de l’encre de la Chine. Mais soit qu’en Italie, d’où on nous l’apporte tout
préparé, on y mêle quelque autre couleur pour le rendre plus roux ; soit qu’il
soit naturellement fugace, il est certain que ces belles nuances ne sont pas de
durée. J’en ai fait l’expérience dans les quatre dessins originaux de ma petite
édition faite il y a dix-sept ans, dont il ne reste presque plus que le trait.
Cette fugacité a été encore plus sensible dans mon dernier dessin. Cette nuit,
où il n’y avait de blanc que le disque de la lune, est devenue, en moins d’un
an, un pâle crépuscule […]. La gravure ne m’a pas donné moins d’embarras que le dessin original
; l’artiste qui avait entrepris de le graver a employé un procédé nouveau qui
ne lui a pas réussi ; il m’a rendu, au bout d’un an, ma planche à peine
commencée au tiers ; j’en ai été pour mes avances ; il a fallu chercher un
autre artiste pour l’achever ; mais nul n’a voulu la continuer. Heureusement M.
Roger m’a découvert un jeune graveur, M. Prot, plein de zèle et de talent, qui
l’a recommencée, et l’a mise seul à l’eau-forte, au burin et au pointillé en
six mois, dans l’état où on la voit aujourd’hui.
La cinquième planche représente le naufrage de Virginie ; le titre en est au
bas avec ces paroles du texte, Elle parut un ange qui prend son vol vers les
cieux […]. Comment M. Prud’hon a-t-il pu renfermer de si grands objets dans un
si petit espace ? où a-t-il trouvé les modèles de ces mobiles et fugitifs
effets que l’art ne peut poser, et dont la nature seule ne nous présente que de
rapides images ; une vague en furie dans un ouragan, et une âme angélique dans
une scène de désespoir ? À la fois dessinateur, graveur et peintre, on lui doit
des enfants et des femmes remarquables par leur naïveté et leur grâce […]. M.
Roger, son élève et son ami, qui en a senti tout le mérite, a désiré le graver
en entier ; il a voulu accroître sa réputation du dessin d’un maître qui
l’avait si heureusement commencée, et lui rendre ainsi ce qu’il en avait reçu.
Il a donc retardé de nouveau le cours de ses travaux ordinaires pour s’occuper
entièrement du naufrage de Virginie. Sa planche a rendu toutes les beautés de
l’original, autant qu’il est possible au burin de rendre toutes les nuances du
pinceau. Je me trouve heureux d’avoir fait concourir à la célébrité de mon
édition deux amis également modestes et également habiles dans leur genre ;
mais il me semble que je suis plus redevable à M. Prud’hon, quoique je n’aie eu
de lui qu’un seul dessin, parce que je lui dois d’avoir eu une seconde gravure
de M. Roger.
La sixième et dernière planche a pour titre, Les Tombeaux, et pour inscription,
On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour
d’eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs […]. On voit, un peu en
avant de celle du milieu, le squelette d’un chien : c’est celui de Fidèle, qui
est venu mourir de douleur, près de la tombe de Paul et de Virginie […]. Je
dois le dessin de cette composition mélancolique et touchante à M. Isabey. Son
amitié a voulu m’en faire un présent dont je m’honore […]. L’eau-forte en a été faite par M.
Pillement le jeune qui excelle, au jugement de tous les graveurs, à faire celle
des paysages. Elle a été terminée au burin par M. Beauvinet, dont j’ai déjà
parlé avec éloge. Il suffit de dire que l’auteur du dessin a été très satisfait
de l’exécution de ces deux artistes. M. Dien, imprimeur en taille-douce, qui
m’a été indiqué par M. Roger, comme très recommandable par sa probité et son
talent, a tiré toutes les feuilles de mes sept planches, en y comprenant le
portrait. M. Dien, son frère, en a gravé la lettre.
Comme plusieurs de mes souscripteurs ont souscrit pour des exemplaires
coloriés, les auteurs des dessins ont eu la complaisance de colorier chacun une
épreuve de la gravure qui en était résultée pour servir de modèle. D’après eux
M. Langlois, imprimeur dans ce genre, et si avantageusement connu par ses
belles fleurs, en a mis les planches en couleur, et les a retouchées au
pinceau. M. Didot l’aîné, si célèbre par la beauté de ses éditions, en a
imprimé le texte ; il en a revu les épreuves avec moi, et m’a aidé plus d’une
fois de ses utiles observations. Enfin M. Bradel en a cartonné et étiqueté les
exemplaires. On voit que je n’ai rien négligé pour enrichir et perfectionner
cette édition […]. »
Je dois à Bernardin de Saint-Pierre et à Christian Lamard cette notice
détaillée de l’édition de Paul et Virginie datée de 1806 chez Didot L’ainé. Je
remercie le premier pour tous les précieux renseignements fournis sur les différents
artistes qui ont collaboré à sa publication, et je remercie, encore une fois,
le deuxième qui m’a prêté généreusement un article de son blog personnel pour
bonifier le mien. Poignée de main chaleureuse aux deux ! Pierre