lundi 30 mai 2011

Causerie du lundi de Philippe Gandillet. Quand l'argent faisait le bonheur des lecteurs d'Abel Bonnard...

J'ai trouvé sous la porte, en entrant dans la boutique ce matin, ce petit mot qui m'a ému. Nous sommes quelques uns à dépenser sans compter pour assurer la survie des petits libraires de province et certains d'entre-nous achètent même leurs ouvrages à bourse déliée. Nous finissons par nous attacher à eux. J'ai essayé de comprendre pourquoi…

Cher maître,

Je suis extrêmement riche, je n'en tire aucune vanité par ailleurs, c'est une constatation. Je souhaiterais, pour le repos de mon âme, faire une donation conséquente à votre libraire impécunieux de Tarascon avant de passer devant l'éternel. Ce n'est pas désintéressé. Il a comme ami, un curé qui aurait ses entrées au paradis, m'a-t-on dit… Il pourrait intercéder en ma faveur car j'ai acquis cette fortune au prix de beaucoup de concessions, de compromis et de compromissions avec la morale chrétienne. Je sais que vous êtes son mécène et la rumeur prétend que votre bienveillance à son égard vous dédouanerait du luxe ostentatoire de votre existence… Pensez-vous que cette idée soit bonne ? Que faire ? Votre avis m'intéresse…

Oncle Picsou.


Cher Monsieur Picsou,

Vous semblez avoir quelques difficultés à assumer votre fortune et vous comptez sur votre prodigalité pour vous attirer les faveurs du très haut et la reconnaissance du très bas. C'est légitime. L'expérience prouve que cela fonctionne quelques fois, j'en conviens...

Il n'est pas facile de parler sans confusion de la richesse, de l'économie, de l'épargne, du gaspillage, de la prodigalité, de la libéralité, de l'avarice car ces mots empiètent souvent l'un sur l'autre et, alors même qu'ils sont voisins, recouvrent des choses bien différentes.


Il n'y a rien de plus beau que la générosité. Il n'y a rien de plus beau que cette vertu. On y voit l'argent aux ordres d'une grande âme et comme purifiée par celle-ci. Ici encore, il faut bien distinguer les choses. La vraie libéralité n'est pas de lâcher l'argent au hasard, ni d'offrir aux libraires des sommes qui les assomment. Ce n'est même pas de répandre des largesses afin d'être bienvenu dans toutes les boutiques, et de façon à se procurer une réputation dont on jouit. La vraie générosité, comme toutes les qualités suprêmes, ne va pas sans discrétion et sans choix ; elle est au dessus de l'ostentation et même de la magnificence, et se reconnaît à ceci, qu'elle ennoblit également celui qui reçoit et celui qui donne.

Sans doute, il est charmant, quand nous avons le pouvoir de donner à tous ceux qui attendent de nous quelque rétribution plus qu'ils n'espéraient et de faire ainsi, partout où nous passons, de légères semailles de bonheur


Mais au dessus de cette prodigalité facile et négligeable, le plaisir est bien plus exquis, plus aigu et plus rare, de reconnaître par un don gracieux sans prétendre à le payer, le talent, le soin et l'amour que notre libraire met dans la tâche qu'il accomplit.

Cela ne veut pas dire : Je te récompense, mais seulement je t'ai remarqué et tu mérites toute mon attention… C'est un salut qu'on fait au mérite, pour lui montrer qu'on l'a aperçu. Il serait même judicieux que le libraire en question ne soit pas instruit de cette attention, et qu'il arrive que celui même qui en profite ne sache pas d'où vient le don qu'il reçoit. Comme ces fleurs que vous envoyez sûrement à votre charmante épouse sans même joindre votre nom au bouquet…


Voilà donc mon conseil, cher Monsieur Picsou, puisque vous me le demandez. Otez cette idée de don de votre tête, Dieu reconnaîtra les siens comme il vous reconnaîtra dans les acheteurs anonymes de ce modeste blogue. Je ne dis pas que toutes les personnes qui achètent à Pierre iront au Paradis mais c'est une éventualité qu'il faut envisager avec fatalisme ;-))

Votre dévoué. Philippe Gandillet.


Voici un petit ouvrage qui devrait vous permettre de vous entraîner au bien. Il s'agit d'une petite édition pleine de réflexions pertinentes écrites par un saint homme… Les bibliophiles apprécieront qu'il s'agisse d'un exemplaire n° 1 sur beau papier…

BONNARD (Abel). L'Argent. Paris, Hachette (coll. "Notes et Maximes"), 1928. In-12, 59pp. Broché, couverture illustrée. Edition originale numérotée 1/45 sur papier de Hollande (deuxième papier après 8 sur Japon). Cristal d'origine. A l'état de neuf. Vendu

8 commentaires:

pascalmarty a dit…

Il semble être fait dans cet ouvrage un usage extensif du pied-de-mouche (¶, en anglois pilcrow). Que nous dit donc Martin Dominique Fertel en 1723 dans son ouvrage La science pratique de l'imprimerie, contenant des instructions très-faciles pour se perfectionner dans cet art ?
« Il y a déja quelque têms qu'on ſe ſert des pieds de Mouches dans l'Imprimerie ; ils ſont pour faire connoître les remarques qu'un Auteur veut diſtinguer du corps de ſa matiere ; mais il en doit avertir le Lecteur dans ſa Préface , afin qu'on ſcache pour quelle raiſon il les place. Ceux que j'ai placés dans la deuxiême & quatriême Partie de ce Livre , ſont pour ſignifier que ce que j'enſeigne , ſont des choſes qui meritent une grande attention , & d'autres que j'ai découvert moi-même , ſans en avoir eu aucune connoiſſance de perſonne , leſquelles j'ai expérimentées & qu'on peut mettre en uſage en toute ſeureté. »
Voilà qui a le mérite de la clarté…
Notons enfin qu'un libraire, fût-il tarasconnais, qui vend 37 € un bouquin numéroté 1 sur 45 (et sur papier de Hollande, qui plus est) ne peut effectivement qu'être bien au-dessus des largesses de tous les Picsou du monde.

Pierre a dit…

Merci, Pascal, pour la signification de ces Pied-de-mouches que j'avais remarqué sans pouvoir les nommer. Cela me fait penser à ces débuts de paragraphes en mode texte...

J'imagine que l'auteur trouvait ces caractères esthétiques. J'aurais préféré pour ma part des lettrines...

Pierre

Anonyme a dit…

On pourrait être surpris que la postérité ait échappé à cet écrivain au style élégant, à ce poète, à cet Académicien qui partagea les bancs de notre assemblée... Son côté Célinien, peut-être... Ph Gandillet

Anonyme a dit…

Pour ceux que la générosité contrarie, je cède pour un bon prix (à débattre) un lot d'indulgences, de première main.
Textor

calamar a dit…

c'est vrai qu'il avait des côtés Céliniens, "du Côté de Sigmaringen"...

Anonyme a dit…

Il est exact que la vraie générosité ne doit être perçue ni par celui qui donne ni par celui qui reçoit.
Et les simonies ne sont pas de mise ; Quant aux miséricordes, les évèques s'assoient dessus.

Jean-Michel

Pierre a dit…

La fin de cet écrivain est pathétique, nous pouvons en convenir, calamar ! La roche tarpéienne est près du Capitole dit l'adage populaire. Céline et lui étaient-ils amis ? J'en doute pourtant... Pierre

Pierre a dit…

Une phrase, Jean-Michel, que nous mettions en exergue dans les club-services (Lions, Rotary, etc...)

"Il vaut mieux donner avec ostentation que de ne rien donner avec discrétion " ;-)) Pierre