lundi 23 décembre 2013

Causerie du lundi de Philippe Gandillet : Noël, mon beau rêve blanc…


C’était dans ma bastide de Tarascon, après diner, il y a quelques jours. On avait allumé dans la cheminée du salon une de ces joyeuses flambées d’hiver que le mistral et la fraicheur de la nuit, soudainement venus,  rendent si charmantes à voir et à sentir. Dehors, le vent se faisait entendre énergiquement. Tordus par son souffle puissant et sonore, les arbres du parc, qu’on apercevait à travers les fenêtres, se démenaient comme de pauvres diables… A la pâle clarté de la lune naissante, on voyait leur noire silhouette s’agiter d’une façon inquiète et prendre des poses inattendues sur l’azur sombre du ciel. En même temps, dans la cheminée, et sous les portes toujours mal jointes des vieilles maisons provençales, le vent poussait de sourdes plaintes, formant ainsi un accompagnement lugubre au chant gai des sarments qui crépitaient dans l’âtre, d’où des étincelles s’élançaient comme un feu d’artifice. Pierre était assis en face de moi : sombre et désabusé comme le capitaine d’un navire, prêt à couler avec son bâtiment lors d’un naufrage…


"A quoi donc serviraient les livres si l’on n’apprenait pas, dans leur commerce, à s’en passer !  me dit-il après un long moment de silence pendant lequel il avait fait distraitement glisser le bord de son verre d’armagnac contre ses lèvres. 
 - C’est une réflexion tapée du bon sens que devrait se poser tout libraire avant de débuter ce métier, lui répondis-je
- Savez-vous que j’entame ma cinquième année d’exercice ? Si Dieu me prête vie, j’ai pris la décision d’arrêter cette profession après ce même intervalle. Non pas par lassitude, je dois vous le préciser,  mais par obligation.
- Par obligation ? Tiens donc ! Je sais que le livre est un ami cruel, qu’il a des exigences impitoyables ; mais quand même… Et que ferez-vous de vos livres ? Bibliothecam vendat ? "


Une simple moue puis un petit sourire en coin fit office de réponse. Il avala une lampée de mon vieil alcool qu’il avait réchauffé au creux de ses mains puis fredonna un refrain dont je reconnu bien évidemment les paroles :

Oh! Quand j´entends chanter Noël
J´aime revoir mes joies d´enfant
Le sapin scintillant, la neige d´argent
Noël, mon beau rêve blanc…

Il m’expliqua alors qu’il avait commandé, cette année, au Père Noël des enceintes amplifiées, une table de mixage, un micro haute fréquence et une platine CD. A chaque fois, les fêtes de la nativité lui rappelaient son rêve d’enfant de chanter en public et il avait pris la ferme résolution de se reconvertir dans la chanson ancienne d’ici cinq ans. Des tournées nationales dans les maisons de retraites seraient à même de  lui assurer le triomphe escompté… Par moment, ce garçon me déprime ! S’il n’était, chez lui, un sens aigu du commerce et une absence totale de scrupules, je crois qu’il aurait échoué dans le noble métier de la librairie ancienne. Je tentais donc de le dissuader… 


- "Vous aimez, vous honorez le livre ; vous le voulez parfait sur le fond comme sur la forme et que rien ne lui manque. Il vous faut un bon relieur, un vrai papier de Hollande ; vous avez la manie du maroquin du Levant, vous recherchez les marques des anciens imprimeurs. Qui mieux que vous distingue  une reliure de Derôme l’ancien, un livre de Derôme le jeune ? Vous savez la valeur du Boccace de 1527, orné de la reliure en vélin de Venise avec les a pointus. Vous apprenez encore et vous partagez votre savoir. Pensez aux pauvres diables qui n’ont pas eu la fortune ou le temps de réunir, comme vous, une suffisante quantité de bons livres pour faire un beau catalogue ! "


Comme je causais brillamment, la pendule tinta dix heures. Chacun se leva pour prendre son congé. Pierre s’enveloppa de sa longue redingote et je le vis disparaitre dans la nuit, emportant avec lui des feuilles sèches qui volaient et ce même petit air qu’il chanta en passant la porte :

Oh! Quand j´entends sonner au ciel
L´heure où le bon vieillard descend
Je revois tes yeux clairs, Maman
Et je songe à d´autres Noëls blancs.

On ne connait pas de cas où un bibliophile se soit séparé de ses livres pour devenir une star de la chanson… Votre dévoué. Philippe Gandillet

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis partagé...
Tristesse d'apprendre qu'il me faut attendre encore cinq ans pour prendre ma retraite, joie de savoir que celle-ci sera aimable.
Vivement !...

Jean-Michel

Anonyme a dit…

Je crois que vous avez eu l'insigne privilège, Jean-Michel, d'assister à une représentation musicale de Pierre... On me dit qu'il aurait, depuis, progressé à force de cours intensifs de chant avec les meilleurs professeurs de la région.

Il enviera surement votre retraite, lui qui devra courir de cachets en cachets pour payer ses choristes... Ph Gandillet

Anonyme a dit…

Pierre est bien le seul libraire-chanteur à ne rien proposer à la vente la veille de Noel !!
Textor

Pierre a dit…

J'avais pensé à vous proposer un récital ;-)) Pierre