vendredi 22 août 2014

Contribution d’un visiteur médieviste : un grand poète, Rutebeuf...


La Librairie ancienne de Pierre possède un petit rayon « littérature française du moyen âge », et ce petit rayon recèle un autre trésor : l’édition intégrale des œuvres de Rutebeuf, dans le texte original, c’est-à-dire en français du xiii siècle. Le français que nous parlons est le résultat d’une longue évolution, depuis les plus anciens témoignages subsistants, du ixeme siècle, en passant par la belle langue du xvi siècle (« moyen français »), pour arriver au xvii siècle (« français classique ») à une langue proche de celle d’aujourd’hui. Notons aussi, et la remarque a du poids en Provence, que les tentatives d’unification du français du Nord datent du xvi siècle : auparavant, chaque région a sa propre langue, le champenois, le picard, le français d’Ile-de-France (qui sera la référence de base)… – sans parler des régions qui ne parlent pas français (Bretagne, Pays Basque et tous les pays de langue d’oc, c’est-à-dire toute la France au sud de la Loire).


C’est donc dans le français du xiiieme siècle qu’écrit Rutebeuf. Celui-ci est certainement l’un des plus grands de nos poètes ; Léo Ferré ne s’y trompait pas quand il mettait en musique, sous le titre « Pauvre Rutebeuf », une partie de La complainte Rutebeuf, « Que sont mes amis devenus… » (voir, dans l’édition en vente à la Librairie ancienne, t. I, p. 556-557).


On ne sait pas grand-chose de la vie de Rutebeuf : peut-être est-il originaire de Champagne, où on le trouve en 1249, à Troyes : il prend alors la défense des Cordeliers, en conflit avec une abbesse batailleuse qui s’oppose à leur installation dans cette ville (Le dit des Cordeliers, t. I, p. 231-237). Mais c’est à Paris qu’il passe la plus grande partie de sa vie. Il y meurt vers 1285.  S’il paraît impossible de reconstituer une biographie assurée, son œuvre est profondément insérée dans son temps et les grandes affaires font l’objet de poèmes, Rutebeuf apparaissant alors comme un poète « engagé ».


Il y a ainsi une douzaine de poèmes concernant la croisade (t. I, p. 411-511). Il y a aussi une série de poèmes autour du conflit violent qui oppose, vers 1260, à l’Université de Paris, les enseignants séculiers, mené par Guillaume de Saint-Amour, aux religieux (dominicains et franciscains), à qui ont été confiées des chaires en théologie. Conflit qui révèle la richesse de la vie intellectuelle d’alors (Bonaventure franciscain, Thomas d’Aquin, dominicain, enseignent à Paris) ; Rutebeuf défend ardemment les maîtres séculiers.


Mais les poèmes les plus propres à nous séduire aujourd’hui sont ceux que les éditeurs ont classés sous la rubrique « Poèmes de l’infortune ». Le pauvre Rutebeuf a en effet une vie bien difficile, poète maudit avant l’heure, qui ne cesse de voir tourner la roue de la fortune dans le mauvais sens. Par malheur, il est addict au jeu de dés, et les mauvais tirages (la « griesche ») s’acharnent contre lui, aussi bien en hiver (La griesche d’yver, t. I, p. 521-525) qu’en été (La griesche d’esté, p. 526-529). Voici le début de La griesche d’yver, dans le texte original et en français contemporain :

Contre le tens qu’arbre desfueille
Qu’il ne remaint en branche fueille
Qu’il n’aut a terre,
Por povreté qui moi aterre,
Qui de toutes pars me muet guerre
Contre l’yver,
Dont moult me sont changié li ver,
Mon dit commence trop diver
De povre estoire.
Povre sens et povre memoire
M’a Diex doné, li rois de gloire,
Et povre rente,
Et froit au cul quant bise vente…
Contre le temps qui défeuille les arbres,
Ne laissant feuille en branche,
Qui n’aille à terre,
Par la pauvreté qui me met à terre,
Qui de toutes parts me fait la guerre
Contre l’hiver,
Ma chanson est bien transformée,
Mon poème commence trop tristement
Avec une pauvre histoire.
Pauvre intelligence et pauvre mémoire
C’est ce que m’a donné Dieu, le roi de gloire,
Et pauvre rente,
Et froid au cul quand bise vente…


Rutebeuf est encore l’auteur d’une série de monologues comiques, tout à fait dans l’esprit de nos chansonniers d’aujourd’hui, mêlant humour noir, critique de la société et plaisanterie parfois grossière : citons Charlot le juif et la peau de lièvre, Le dit de l’herberie, Le Testament de l’âne ou Le Pet au vilain. Enfin, on doit à Rutebeuf l’un des premiers chefs d’œuvre du théâtre français, Le miracle de Théophile, qui, s’inspirant d’un récit hagiographique, raconte l’histoire de Théophile qui vend son âme au diable mais est sauvé finalement par la Vierge Marie. D’une grande efficacité dramatique (apparition du diable !), souvent très émouvante (lamentations de Théophile), cette pièce a été recréée en 1933, par les « Théophiliens », des étudiants de la Sorbonne dirigés par le grand historien de la littérature médiévale Gustave Cohen. Elle figure évidemment dans les Œuvres complètes (t. II, p. 179-203).


Cet ouvrage est une édition scientifique, qui procure un texte soigneusement établi, précédé d’une ample introduction comportant une étude sur l’auteur, sur les circonstances historiques et sur la langue. Le second volume comporte un glossaire. Chaque poème est accompagné d’une notice détaillée, qui le situe dans le temps et examine les sources et les thèmes principaux. Les auteurs de l’édition sont d’une part un très grand médiéviste, Edmond Faral (1882-1958), notamment professeur au Collège de France, et d’autre part la philologue belge Julia Bastin (1888-1968), professeur à l’Université libre de Bruxelles. L’ouvrage a été publié après la mort d’Edmond Faral. Il constitue l’édition de référence des œuvres de Rutebeuf. Terminons tout de même par une chanson, avec quelques vers de La complainte Rutebeuf, dans l’original et avec la modernisation utilisée par Léo Ferré :


Que sont mi ami devenu
Que j’avoie si pres tenu
Et tant amé ?
Je cuit qu’il sont trop cler semé […]
Je cuit le vent les a osté,
L’amor est morte ;
Ce sont ami que vens enporte,
Et il ventoit devant ma porte…
Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés ?
Ils ont été trop clairsemés.
Je crois le vent les a ôtés,
L’amour est morte.
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte…

RUTEBEUF. Œuvres complètes de Rutebeuf publiées par Edmond Faral et Julia Bastin. A. et J. Picard, Paris 1977. 2 volumes in-8 brochés ( 250x165 mm ). Fondation Singer-Polignac.  Brochés, couverture cartonnée colorée en bleu clair. Tome I. Avant propos. Introduction, l'auteur, les circonstances historiques, étude grammaticale, versification. Textes : L'église, les Ordres mendiants et l'Université. Les roisades. Poèmes de l'infortune. Tome II. Poèmes religieux. Pièces à rire. Tables et Glossaires. 582 et 349 pages. Bon état.  45 € + port

2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est pas pour ôter au talent dramaturgique de Rutebeuf (Rutebeuf c'est bien !), mais l'apparition du diable – et de l'enfer – est systématique dans les mystères médiévaux. Une tour est même prévue à cet effet dans le dispositif scénique, dans lequel le public se déplace d'un tréteau à l'autre au fur et à mesure que se déroule l'action. La tour infernale est bâtie en pierres pour qu'on puisse y faire arder un grand feu.

pascal

Pierre a dit…

Où l'on constate, avec plaisir, que du beau monde passe par ma boutique ! Certains livres , un peu trop cachés du regard, un peu trop en hauteur, un peu trop près du sol attendent avec patience qu'un bibliophile, qu'un érudit ou qu'un amateur vienne les mettre en lumière. Je savais à quel endroit étaient rangés ces ouvrages mais ne me sentait pas d'en faire une présentation fausse ou au mieux bâclée...

Et voilà qu'un écrivain dont on ne connait souvent que le nom revit grâce un un fidèle lecteur !
Notre contributeur nous écrit : " J'ai rédigé ce texte avec plaisir - cela m'a rajeuni (première thèse sur le théâtre médiéval)."

Le livre a des vertus auxquelles on ne pense pas toujours ;-))

Pierre