Mes vacances de Noël en Provence commencent un peu plus tôt que prévues, le crédit alloué au chauffage de la coupole ayant été dilapidé aux premiers frimas de l’hiver ! Me voilà donc tenant, ce matin, la boutique de Pierre, notre libraire...
Tarascon : cette petite ville est agréable à contempler. On
en voit de partout, en province, de ces îles de pierres accumulées émergeant
d'une mer de verdure. D'entre les pierres surgissent quelques rocs sveltes et
dentelés ; ce sont les flèches de leurs églises, jadis phares des
âmes ; ce sont les remparts de leurs châteaux, jadis garants de leur
sécurité. De toutes ces pierres, à certaines heures, tombe la voix des
cloches ; l'air limpide se résout en musique, comme l'air gris se fond en
pluie en ce jour de ciel bas. Les ondes se sont maintenant dispersées ;
rassuré, le silence recommence sa promenade éternelle le long des rues
désertes. On appelle Tarascon " La belle endormie ", ce n’est pas pour
rien…
La diffusion des livres dans les rayons du supermarché local
tue lentement les librairies. Il y en a encore trois : une librairie
générale, où on trouve toutes les nouveautés, avec un fonds assez solide de
classiques anciens et modernes ; une librairie-papeterie où se débite la
littérature régionaliste centrée sur notre héros tarasconnais ; enfin la
boutique de Pierre, où je me souviens d'avoir acheté mes premiers livres
curieux. Seule, la deuxième librairie survit, mais on y vend maintenant
beaucoup d’ouvrages scolaires jusqu’au jour où nos enfants auront remplacé
leurs livres de cours par des tablettes tactiles plus légères. La petite ville
est dans une profonde décadence intellectuelle.
La Collégiale Sainte Marthe domine, écrase, dévore la petite ville qui
l'entoure et qui semble en découler comme une source de pierre. Cet amas
harmonieux de sculptures, de flèches, de dômes, de porches, n'a pas suffi à
rassasier l'activité constructive des siècles : deux autres églises, encore
vastes et belles s'élèvent à ses côtés et l'on se demande comment purent être
conçues et créées, en un temps aussi bref, tant de prodigieuses architectures.
Il y a une telle disproportion entre les ressources artistiques actuelles de la
cité et les anciennes réalisations ! Aujourd'hui, non seulement la ville
ne pourrait édifier ces merveilles, mais à peine pourrait-elle en avoir l'idée
qu’elle serait embarrassée pour les maintenir en bon état. Il faut que cela
soit un gouvernement sans religion qui veille sur l'intégrité de ces monuments
religieux. Abandonnés aux mains des fidèles, ils seraient depuis longtemps de
belles ruines. La foi qui les construisit n'a plus assez de force pour les
soutenir. Ceux-là mêmes qui les admirent sont devenus incapables d'une admiration
active et ceux qui y prient ne voudraient pas se priver d'un déjeuner pour
contribuer à la réfection d'une seule de ces pierres sculptées. Ils sauraient
pleurer, ils ne sauraient faire que cela.
Il y a quelques années, mon ami M. Uzanne appelait les musées
des "écoles de simulation et de pastiche", et cela m'a semblé bien
près de la vérité. Il n'est pas douteux que les musées, répandus maintenant
partout, ont développé outre mesure cette manie de l'imitation, qui est presque
tout le génie humain. Mais il est des musées innocents comme ceux des petites
villes. Celui de Tarascon n’échappe pas à la règle en proposant, au centre de
la cité, une rétrospective de la vie de Tartarin qui comble le touriste dans la
ville en déshérence…
La ville s’enorgueillit de posséder un grand collège et un
lycée. Non pas que le corps des professeurs ait diminué de valeur, mais le
niveau général des élèves s’effondre d’années en années… Je n'en rechercherai
pas les causes, je constate le fait, qui est patent ; l'enseignement de l’État
subit en province une crise dont il se relèvera difficilement. C'est en vain
que toutes sortes d'améliorations y ont été apportées.
La bastide que j'habite ici a des parties du XVIe siècle.
Elle a un grand escalier de pierre, à voûtes et à pilastres de pierre. Il y en
a beaucoup d'autres dans la ville, qui a gardé aussi ses ruelles et ses
tourelles. C'est très inconfortable, mais cela a une allure
assez belle dans le silence. On sent qu'aux siècles passés, la vie y était
assez semblable à ce qu'elle est maintenant, seulement plus ramassée encore,
plus tassée sur elle-même. C'était une ville ecclésiastique. Moines et prêtres
y abondaient et il est probable qu'une partie des maisons leur appartenait. Les
prêtres y ont laissé la Collégiale et les deux églises dont j'ai parlé.
Heureusement, la ville possède son libraire d’ouvrages
anciens que je remplace parfois, le lundi. C'est un homme respecté dans sa
petite ville et qui ferait bonne figure dans les milieux parisiens. Tout ce qui
concerne sa province, ou du moins sa région, lui est familier. Il connaît les
fastes de chaque famille et sait ce que raconte chaque pierre des vieux
monuments. Il est précieux d'être son ami quand on séjourne ou seulement quand
on passe dans le pays. Les choses lui parlent et il traduit leurs paroles en
des discours passionnés. S'il est un peu partial, c'est qu'à force d'étudier
les choses de son pays, il a été naturellement amené à leur attribuer une
grande importance. Sa maison, son jardin, ses livres et ses savantes recherches
emplissent sa vie. Quoique traditionnaliste par instinct historique, il ne se
mêle pas aux querelles locales, ce qui le fait un peu mépriser par les
ambitieux. Il s'en console, car les compétitions politiques ne le tentent pas.
La description de cette petite ville de Tarascon, nous la devons, en fait,
à Remy de Gourmont. Il n'était pas tendre avec notre assemblée, je dois le
mentionner : " L'influence de l'Académie sur les lettres ne peut être
qu'exécrable, eût-elle les meilleures intentions, et ce n'est pas le cas, car
loin de chercher le beau, elle cherche le moral, qui est peut-être son
contraire…". Mais nous lui pardonnons car il avait beaucoup de talent.
Je vous propose d'ailleurs de retrouver l'auteur, ci-dessous, avec ce
remarquable ouvrage (illustré par Louis Jou) que Pierre propose à la vente. Votre dévoué. Philippe
Gandillet
GOURMONT (Rémy de). La Petite Ville Suivie de Paysages.
Frontispice et en-têtes gravés sur bois par Louis Jou. Paris, Société
Littéraire de France, 1916. Un volume in-8. Broché à couverture illustrée.
121pp. Cet ouvrage fut publiée, la première fois, en 1913 par le Mercure de
France avec la mention suivante : Tiré à petit nombre, dont cent vingt exemplaires
sont mis en vente. La présente édition comprend onze cents exemplaires
numérotés, savoir : un exemplaire sur papier à la forme du Japon, numéro
I, comprenant un tirage sur papier de Chine du frontispice, et un tirage sur
papier pelure du bois barré du frontispice ; quarante-neuf exemplaires sur
papier à la cuve du Japon, numérotés de 2 à 50, et comprenant les mêmes tirages
que l'exemplaire N°1 ; mille cinquante exemplaires sur vélin blanc des
papeteries de Rives, numérotés de 51 à 1 100. Le notre le N° 381. Très bel
état. Vendu
11 commentaires:
Je trouve votre descriptif un rien pessimiste et désabusé... un peu comme le désespoir face à certaines choses inéluctables, qu'elles soient tarasconnaises ou d'ailleurs. Je suis arrivée à Tarascon en 1984, jeune mariée alors, et déjà, en ce temps là, on reprochait à cette ville de ne pas savoir garder ses commerces. Tout ce qui se montait disparaissait rapidement. A l'époque, il y avait encore bien des boutiques sous les halles. Quand j'y reviens maintenant, je trouve que tout tombe en décrépitude et semble déserté.
Est-ce le lot commun de toutes ces villes de province, ou bien est-ce celle-ci qui dépérit ?
Quant au niveau intellectuel des collégiens ou lycéens qui part en quenouille, il me semble qu'on assiste à ce phénomène ici et ailleurs.
C'est malgré tout une ville où j'ai plaisir à revenir, et avec beaucoup d'émotion quand je franchis le pont qui la sépare de Beaucaire, parce que j'y ai plein de bons souvenirs. A l'époque, le vétérinaire local était sévère, pincé, rébarbatif et sombre. Il a évolué a contrario de sa cité : il s'est ouvert, a gagné en amabilité, a apporté à la rue des Halles un souffle de renouveau et de beauté intellectuelle. C'est sans doute parce qu'il est devenu libraire...
Vous avez tout à fait raison, Nadia, cette description est celle de bien des petites villes de Province. Comme le capitaine sur le pont de son navire torpillé, déterminé mais indifférent à son sort tragique, tel individu peut vouloir suivre sa petite ville dans son inexorable naufrage… Tel semblait être le cas de notre infortuné libraire.
Mais c’était sans compter sur le sympathique élan de solidarité suscité par mes petites causeries du lundi. On dit que depuis, la ville présente un dynamisme économique surprenant, que des commerces s’installent à tous les coins de rue et qu’un projet de métro souterrain est à l’étude…
Vous me surprenez néanmoins en faisant un portrait sévère de son ancien vétérinaire. Un rien distant, c’est vrai, mais cette carapace n’était-elle pas un caparaçon ? Ph Gandillet
Bon, j'ai gagné en amabilité, c'est d'accord, mais j'ai perdu en prospérité ;-)) Pierre
Cher Maître
Petite ville de province certes, mais nous sommes nombreux à n'avoir point auprès de chez nous une vraie librairie de si grande renommée que celle de Pierre...
Je vous prie, cher Maître de bien vouloir le saluer de ma part
Thérèse
Vos désirs sont des ordres auxquels nous nous soumettons avec empressement, Thérèse.
Ph Gandillet
Merci. Rémy de Gourmont lui même n'aurait pas manqué de saluer notre ami libraire en Tarascon, l'eût-il connu...
T
le portrait de Nadia est difficile à croire quand on connaît le libraire... s'il est vrai, ce vétérinaire a-t-il connu son chemin de Damas, et du même coup changé son nom de Vétérinaire en Saint Libraire ?
Faut pas exagérer quand même... Un rien béat, c'est vrai, mais pas saint ;-))
J'en profite pour mettre à l'honneur Remy de Gourmont qui comme K.J.Huysmans fait partie des grands jongleurs de l'écriture française. Pierre
Et dire que c’est dans cette même petite ville que l’on m’a déclaré inapte au service militaire…..( combien de jeunes à l’époque se sont angoissés à l’idée de venir faire leur « trois jours » à Tarascon….)
Même cela a disparu :))
heureusement il reste l’essentiel un libraire d’anciens….
David
Vu l'incrédulité (bien compréhensible) de Mr Calamar, je me dois de généraliser un peu. Il est certaines professions qui génèrent du stress et d'autres qui nous épanouissent. Il est aussi des clientes-à-chat (moi) qui peuvent être impressionnées par la réserve toute professionnelle de certains vétérinaires. Il m'a fallu du temps et des vaccinations pour me dire que peut-être, derrière sa blouse (je n'ai pas dit dessous !!!), Mr Brillard pouvait avoir de la finesse et de l'humour... dommage, c'était juste avant que je ne quitte Tarascon pour migrer dans le bordelais.
Par contre, il a laissé tout ce qu'il planquait derrière sa blouse (je n'ai encore pas dit sous !!!) émerger, parce que tout simplement, maintenant, IL EST BIEN. Réaliser ses rêves est souvent la meilleure chose que l'on puisse faire pour nous mêmes. Il en a eu la possibilité, et tant mieux pour vous tous, et s'il n'est pas autant prospère (sic), il est des bien-être qui sont sans prix (et je sais de quoi je parle).
Bien à vous tous et bonnes fêtes de Noël.
ps : peut-être lui même ne me trouvait-il pas aimable, en ce temps là ? il faudra que je le questionne à l'occasion. En tout cas, mon chat ne s'est jamais plaint...
Nadia a raison en tout point. Faire un métier où l'on s’épanouit (et je l'étais aussi auparavant, je vous rassure) est une chance...
On croit néanmoins, avant de faire le commerce du livre, que c'est dans la vente qu'est le plaisir alors que c'est dans l'achat que nous vibrons le plus. Pierre
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